"Eh, t'as pas une clope ?" "Il a un nom." "Quoi ?" "Ce mec c'est John, Sean ou même Tartempion. Mais certainement pas 'Eh'." "Te la joue pas bourgeoise Vidal. J'veux une clope, pas un CDI chez Microsoft." "T'es desespérante." Le "Eh" en question ne s'était même pas arrêté. Sheena s'était habituée à ce que les gens ne la voient plus. Elle faisait partie du décor, comme les panneaux publicitaires du Mcdo et cette situation lui convenait parfaitement. Les nuits californiennes n'étaient pas franchement rudes, le loyer carrément abordable et le colocataire ne risquait pas de laisser trainer ses yeux ou toute autre partie de son anatomie sous sa veste en jean élimé : non, franchement, en optant pour la rue, Sheena ne s'était pas plantée. Elle aimait trembler comme une toxico le matin, mater les nanas dans les vitrines des coiffeurs, supporter les jérémiades de Vidal sur leur condition de sous-merdes et cracher comme un mec. La belle vie en somme.
"Putain, mon empire contre une bonne douche." "La fontaine est ton amie." Vidal il rêvait d'une baignoire immense, option jacuzzi, avec un type à poil dedans genre Paul Newman pour l'attendre et lui proposer un massage des trapèzes. Sauf qu'il savait pertinemment qu'il finirait encore par se taper la toilette cheap dans la fontaine de la place, avec les regards réprobateurs des gens normaux qui vont avec. "S'tu veux j'te tire du gel douche chez Walmart, tu sais, celui que t'aimes bien là.. Mais si, même que c'est un parfum de pédé." "Ylang Ylang ?" Et un sourire pareil accroché à la figure d'ange amochée de Vidal, ça n'avait pas de prix. Même pour une connerie pareille. Peut-être que ce p'tit con justifiait à lui seul le voyage suicide qu'elle avait entreprit deux ans plus tôt.
Tout quitter pour aller retrouver un type qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, elle avait trouvé ça carrément ringard au début. Ils s'étaient échangés une soixantaine de mails, elle avait reçu un colis où il avait entassé un max de conneries dont elle ne s'était jamais servie et ils avaient baisé au téléphone. Une fois. Il avait fini par lui payer un aller-retour Glasgow-Los Angeles, Los-Angeles-Glasgow. Sheena faisait la serveuse dans un fast-food pourri, elle s'était dit qu'à Los Angeles, il devait aussi y avoir des fast-food pourris. Elle est partie. Finalement, Chris était venu la chercher à l'aéroport, comme prévu. Il était franchement sexy dans son costume trop cher, comme prévu. Il avait souri gentiment en découvrant ses fringues d'adolescente, comme prévu. Il l'avait emmenée dans un restau inapproprié, puis dans un club de quadras et enfin dans une chambre au Sunset : il s'était pas foutu de sa gueule comme prévu. Une fois désapée, il avait tiqué une seconde de trop sur sa poitrine casi inexistante, comme prévu. Elle avait failli s'endormir, il avait poussé un petit cri inapproprié lui aussi et puis il l'avait larguée devant l'aéroport le lendemain. Bon retour chez toi, c'était super, dis bonjour à tes parents, ta mère aussi elle suce ? Bon pas vraiment, en fait il s'était contenté d'ouvrir la portière côté passager et de lui déposer une bise appuyée. Sheena aurait du prendre son avion à onze heures cinquante sept. A quatorze heures vingt huit, elle trainait toujours devant la vitrine de la boutique de souvenirs, hésitant entre un magnet et un porte-clé. A quatorze heures trente sept, le billet de retour était calé au fond d'une poubelle entre une canette de Pepsi et une autre canette de Pepsi. Sheena avait opté pour le porte-clé.

"Cacao du Mexique.. Beurre de Karité.. Fleur sauvage du Kilimandjaro.. Sans déconner, c'est la dernière fois que je tire un truc aussi naze. Ah, Ylangay, parfait." Sheena était plus ou moins fichée dans sa supérette de quartier préférée, mais son minois jouait en sa faveur. Et puis le type de la sécurité se sentait proche des clodos, ça aidait pas mal aussi. En général Sheena achetait officiellement une brosse à dent. Officieusement, elle trouvait toujours le moyen d'assurer un sandwich sous cellophane dégueulasse ou deux, plus les exigences de princesse de Vidal à l'occasion. Souvent, Sheena se disait qu'elle n'aurait pas pu tomber sur son plus exact contraire dans le monde. Elle vivait au jour le jour, et si on lui avait demandé ce qu'elle aurait voulu faire ou avoir dans une dizaine d'années, elle aurait probablement répondu : "Un paquet de Marlbo et une putain d'entrecôte." Vidal ne s'était pas résigné et entassait chaque jour un peu plus de rêves irréalisables. Mais Vidal était quand même tombé amoureux de Sheena et il ne se passait pas un jour sans qu'il déplore son absence de pénis. Pour empêcher toute frustration sexuelle, Sheena avait gentiment proposé qu'ils deviennent potes et après l'avoir vue vomir une bonne douzaine de fois, Vidal avait finalement adhéré à l'idée. Allez savoir pourquoi.